SOMMES NOUS ESCLAVES 

DE LA PASSION ?

 

 

 

 

Un sujet sur la passion, quelle challenge ! En effet la passion étant ce qui échappe au discours rationnel, sa définition est toujours difficile, à tel point que la philosophie contemporaine l'a pratiquement refoulée, préférant les termes "d'émotions".

Mais en même temps, c'est un terme plus que jamais de notre présent, face à une vie quotidienne ressentie de plus en plus grise et terne, trop réglée, elle est souvent l'espérance secrète de beaucoup d'entre nous.

C'est donc un sujet sérieux, actuel, que tous les milieux abordent : Politiciens, biologistes, psy, philosophes. L'homme s'y joue tout entier, sorte de lieu de croisement entre la nature humaine et la nature tout court.

 

Plan de l'exposé.

1 L'homme passionné : Oui un homme esclave !

 A) Les grecs.

  • Mouvements de l'âme.

  • Perturbations de l'âme.

  • Maladie.

Une solution : l'ascèse.

L'homme est donc en danger d'esclavage, mais il peut s'en protéger, s'en écarter.

 

B) Les chrétiens, Kant.

Vision complètement négative.

La passion est un danger, seule la croyance peut éviter le pire. "La passion trouve plaisir et satisfaction dans l'esclavage". Kant anthropologie.

 

2) La réhabilitation des passions

A) La naturalisation des passions : Descartes et Spinoza

a) Descartes : Une visions positive de la nature et du corps

  • Les passions sont dans la nature, liées au corps, on est obligé de les vivres.

  • Les passions sont données au départ pour le bien, et elles peuvent tout aussi bien nous mener au mal qu'au bien.

Solution proposée : La sagesse.

Descartes refuse l'image totalement négative de la passion, mais rejoint tout de même les grecs dans la nécessité et la possibilité de les modérer.

b) Spinoza : Le lien entre la passion et pensée

Spinoza va affiner, il va développer le lien intime pensée/passion sans les opposer. Passion = manière de percevoir et donc de juger. Les passions nous poussent à réfléchir, à choisir, à avancer vers la vérité et la liberté.

B) La passion comme activité fondamentale de l'homme : Un renversement total !

a) Apparition de cette pensée dans les domaines non philosophiques

  • Les littéraires

  • Les romantiques (refus total du rationnel)

b) Hegel : Une bonne synthèse

La passion est à la base de la volonté humaine et donc le moteur de la raison et de la liberté humaine. Dialectique hégélienne du maître et de l'esclave (il y avait aussi une dialectique stoïcienne du philosophe esclave).

3) La dualité miraculeuse de la passion : Le ressort de la vie qui réclame impérativement un sens de la vie (quitte à choisir d'être esclave !)

a) Les forces de la passion, ses attachement au désir et à la volonté 

  • Platon

  • Kant

  • Et bien sûr, Hegel et les romantiques !

b) La passion comme phénomène spirituel.

1) Lien pensée et passion. Même chez Kant, Pascal, Paul Ricoeur (et bien sûr Descartes et Spinoza !)

2 Tout vient d'une mauvaise interprétation du terme "pathos". Le Pathos comme moment de reconnaissance et de vérité. Le caractère herméneutique du pathos.

Formulé de la question et étymologie

1° esclave

" Pour Aristote, on peut l'être par convention ou par nature", celui qui ne s'appartient pas à lui-même, tout en étant homme, mais aussi comme étant la chose d'un autre.

Par dérivation celui qui est commandé et en dépendance (faible chez Nietzsche). NON AUTONOMIE DEPENDANCE

Terme qui répond toujours à une dialectique, et donc à un retournement .

  • Dialectique esclave philosophe : Image familière de l'antiquité stoïcienne : L'esclave est en position plus favorable que le maître pour mettre en pratique les préceptes de la philosophie (limitation des désirs, maîtrise de la passion...).

  • Dialectique hégélienne "maître esclave" : L'esclave représente l'homme qui dans le processus de la libération et de la lutte pour la reconnaissance a eu peur de la mort et s'est raccroché à la vie. Il se retrouve au service du maître. alors que le maître est jouisseur et oisif et reste asservi à la naturalité de ses désirs, le valet assure la maîtrise de soi par le  travail et devient libre.

2° Passion

Etymologie floue : Perturbations de l'âme, mouvement de l'âme (Cicéron), simples affects (Apulée), libido (St Augustin) !

Le mot se fixe uniquement dans son opposition au pathos : Pathos/logos.

Logos : Raison, ordre, harmonie, clarté, universalité, vie.

Pathos : Irrationnel, désordre, disharmonie, obscurité, folie, mort.

La passion se définit donc au départ en opposition à la raison, à la clarté, et donc plutôt du côté de l'esclavage. Elle connote aussi la douleur et la souffrance (sens homérique : Endurer un traitement, être châtié).

 

1 L'homme passionné : Oui un esclave !

Un homme à l'individualité englouti, un homme malade, un homme esclave.

A) Les Grecs

Pour les Grecs, les stoïciens, les passions sont un sujet à traiter car elles sont inévitables et terribles.

Pour certains (Platon), ce sont des désordres de l'âme : La suprématie de la partie supérieure pourrait être usurpée par la partie inférieure (epithumia). Elles doivent donc faire l'objet d'une profonde surveillance et d'une grande vigilance.

Pour l'autre école, (les stoïciens), les passions ne sont pas seulement des désordres, mais de véritables perturbations de l'âme. Ce sont des maladies qui perturbent totalement le rapport naturel de l'âme à l'ordre cosmique qui est la compréhension de que l'univers est un tout organique. Les "Pathe", "mouvements résultants d'opinions erronés", empêchent la grandeur de l'action humaine, elles sont le signe d'un âme atteinte. Les passions sont considérées comme provenant dans l'âme de quelque chose qui n'est pas elle et la pervertit.

Cette perspective stoïcienne a pu dans une certaine caricaturalisation être à l'origine du problème éthique qui sanctionne la désignation des passions comme opposées à la raison.

Mais à cette époque on avait pensé à lier corps et âme puisque certains philosophes grecs liaient passion et corps. Aristote cherchait le corps à l'origine de l'humeur mélancolique : Il s'opposait alors à Platon qui cherchait l'agitation personnelle de l'âme seule.

D'autres philosophes physiologistes cherchaient la passion dans le "Frenes", (centre phrénique : Ensemble des rameaux nerveux au niveau de l'intestin). Cette idée fut reprise par Montaigne : "Nos passions sont invétérées parce que plantées dans nos entrailles".

MAIS ILS ONT UNE SOLUTION : L'ASCESE !  C'est à dire l'apathie (absence de pathos), l'impassibilité, l'ascétisme, (Sénèque, Cicéron).

De quelle impassibilité s'agit-il ?

Chez les grecs ascèse provient "d'aksesis" exercice : Exercice de la raison permettant de maîtriser les mouvements désordonnés de la sensibilité et du désir en vue d'une satisfaction plus grande, d'une jouissance plus grande et plus parfaite de l'existence. Il ne s'agit donc pas d'une insensibilité qui serait celle d'un roc, mais d'une fermeté morale caractérisant le sage qui refuse de pâtir.

Si donc le sage peut éprouver une douleur, sa raison peut bloquer l'élan passionnel en empêchant la transformation de la sensation en autre chose qu'elle même. (en particulier une opinion. cf. Marc Aurèle).

Il faut détacher entre opinion et passion : Si les passions sont liées à des opinions, elles se mettent à avoir prise sur l'âme.  L'apathie, idéal stoïcien de la maîtrise de soi, est possible lorsque la passion est envisagée comme une perversion due à un mauvais usage des représentations et non comme une fonction, une nature pathétique et normale. La philosophie apparaît alors comme une thérapeutique des passion, une médecine de l'âme. "Si l'âme ne guérit pas avec la philosophie, il n'y aura pas de fin à nos misères. (Cicéron).

Pour ces philosophes, il y a donc un idéal de tranquillité, absence de trouble, de maîtrise de soi, d'autonomie. Un refus de l'impuissance et de l'esclavage de soi qu'impliquent les mouvements passionnels plus une mise en avant de la possibilité de l'acquisition par soi-même de son autonomie.

Pour eux, donc, nous ne serons pas esclaves de la passion si nous vivons en ascèse.

B) Les Chrétiens, Pascal, Kant...

Pour eux les passions sont des impulsions et des désirs rapportées à notre mauvaise chair : La morale religieuse qui ne vise plus l'ascèse comme une maîtrise de soi., ne fait que stigmatiser les passions en ce qu'elles signalent la nature pécheresse de l'homme.

Pour eux, nul moyen de lutter réellement contre elle. Pascal parlait de l'impossibilité d'éradiquer le désir sensible : "La passion est laissée pour nous punir", et Kant parlait d'une passion comme d'une maladie qui abhorre toute médication", comme "quelque chose qui trouve son plaisir et son contentement dans le sentiment de la servitude. Et comme la raison ne cesse cependant de faire appel à la liberté, l'infortuné soupire dans ses fers sans toutefois pouvoir les briser, parce qu'ils sont pour ainsi dire soudés à ces membres".

On est loin de l'idéal d'apathie, avec un homme véritable dieu. Pour eux donc la passion est une tare dans laquelle il ne faut pas plonger, elle est là comme le désir de nous punir de nos faiblesses.

LA REHABILITATION DES PASSIONS

1 La naturalisation des passions

  • Descartes

Les passions sont dans la nature et les recherches des stoïciens refusent trop la nature : L'homme ne peut être un empire dans un empire !

Pour Descartes, la passion est un phénomène passif de l'âme (comme plaisir, douleur ou émotion) subi par celle-ci du fait de son union avec le corps et donc liée aux vicissitudes de notre existence corporelle. La passion est une sorte d'émotion excessive. Et il est donc important de ne pas éprouver de sensations ou de passions car nous avons un corps.

Les passions sont donc indispensables à l'homme. Elles nous ont été données au départ pour le bien (la conservation du corps) : "Les passions ont donc une fonction naturelle qui consistent à inciter l'âme à vouloir les choses que la nature dicte nous être utiles, et à persister dans notre volonté. Par exemple, la peur nous indique un danger et nous pousse à la hardiesse.

Les passions ne sont donc pas mauvaises en elles-mêmes mais seulement quand elles sont le produit d'un aveuglement qui compromet la lucidité. Et Descartes d'affirmer : " Si des passions dépendent tout le mal de cette vie, d'elles dépendent aussi tout le bien". Descartes propose alors : "Les hommes peuvent trouver dans les passions du négatif lorsqu'ils ne savent pas bien les employer. Mais avec la sagesse, on trouve un enseignement à s'en rendre tellement maître et à les ménager avec tant d'adresse que les maux qu'elles sont prétendues causer sont fort supportables ; et même qu'on en tire la joie de tous".

La différence entre Descartes et les grecs: Le refus d'une image négative de la passion. Le point commun : La possibilité de modérer le côté négatif des passions.

  • Spinoza

Spinoza développera cette puissance de l'homme. Il indiquera qu'une passion est l'union d'une sensation corporelle et du jugement de l'homme.

Une passion comme une émotion sont toujours cognitivement déterminées. Les passions viennent à se définir comme des modes de penser. C'est en cela qu'on ne peut les comparer à des pulsions, impulsions ou instincts.

En bref, les passions sont des manières de percevoir, qui vont jusqu'à être des manières juger. Elles semblent affirmer quelque chose à propos de leur objet et non pas simplement l'offrir à la simple perception du sujet.

Passion devient "un jugement évaluatif de l'objet oublieux de son caractère subjectif". Chaque homme juge selon son "ingenium" propre, c'est à dire son complexe passionnel singulier.

Ainsi les passions, du bon côté de la nature, nous poussent à réfléchir, à percevoir le monde et nous amène parfois au bonheur. Elles ne connotent plus le malheur, la soumission et la non liberté. C'est une naturalisation positive des passions.

LA REHABILITATION DES PASSIONS

  • Un renversement total est en train de se produire : On passe avec la passion de la désignation d'une passivité subie qui sanctionne l'irrationalité de l'état passionnel à celle de l'activité par excellence, débarrassée d'une évaluation rationnelle. 

La passion se met à désigner le "moteur essentiel et nécessaire des grandes entreprises humaines " (Diderot). Il signifie le principe vital du développement sain des nations et des individus (Montesquieu, Helvétius). La passion revêt alors le sens d'une activité, et même du fondement unique de l'activité ; activité simplement débarrassée d'une évaluation rationnelle.

  • Les domaines non philosophiques (art, poésie, politique, vie quotidienne), se sont emparés de la notion positive de la passion. Les passions deviennent la perspective de l'humanité.

Balzac, dans son introduction à la Comédie Humaine: "La passion est toute l'humanité". Pour les littéraires, la passion est le ressort de la vie humaine et ce qui lui donne sens. Ce sémantisme sera marqué par le romantisme qui a donné ses lettres de noblesses à "l'amour passion", jusqu'à le pousser à son excès. On en arrivait, avec Baudelaire à définir l'objet de son amour comme son bien à raison du caractère passionnel de son attachement et non en fonction de la valeur de son objet : "Je t'adore ô ma frivole, ma terrible passion" (chanson d'après midi in les fleurs du mal). 

On en arrive presque à l'autre pente, celle du Sturm and drang : L'homme ne se définirait nullement par l'universalité de sa raison, mais uniquement par sa sensibilité. On se retrouve dans une rigidité qui vaut celle de Kant ou d'un croyant !

Cette perspective tient encore de nos jours, valorisant la passion comme voie unique vers le bonheur et condamnant la raison comme ennui, etc...

3° La synthèse de Hegel

Synthèse qui s'oppose à la fois aux romantiques et à Kant : "Rien de grand ne se fait dans ce monde sans passion".

Passion et idée : L'idée en tant que telle est réalité, les passions sont les bras avec lesquelles elle gouverne. La passion est le ressort  subjectif (apparemment égoïste) qui entraîne les hommes à accomplir sans le savoir, les buts de l'esprit du monde.

La raison et la passion sont les bases de la volonté humaine et de la liberté. La raison est au dessus de l'homme, les passions sont en eux. On est loin de l'esclavage ! Ou plutôt éventuellement dans le retour à la dialectique.

3 LA PASSION : RESSORT ET BASE DE SENS DE LA VIE

Quitte à choisir d'être esclave !

1° Les forces de la passion : Le désir et la volonté

  • Déjà Platon et Kant reconnaissaient un dynamisme interne et autonome à la passion. L'affection a une nature purement non cognitive du fait qu'elle se définit en terme de force, de puissance et d'intensité, (ce qui n'est pas le cas pour les idées).

  • Kant définissait la passion comme la "faculté de désirer par sa raison seule", (il mettait alors une brèche dans la cohérence de ses raisonnements). Pour lui, elle est lié à la volonté, à ma matière sensible du désir (émotion simplement liée à la sensibilité).

Comme quoi, cette vision de la force et de la volonté contenue dans la passion n'était pas uniquement celle des littéraires, des romantiques ou de Hegel !

2° Mais surtout la passion est ce qui va permettre de donner sens à la vie

  • Là encore, même chez ceux qui négativisaient la passion, on le reconnaissait. Kant disait : La passion relevant de la faculté intérieure de désirer, elle peut alors se définir comme une inclinaison en fonction de laquelle le sujet pense et agit. La passion est d'ailleurs beaucoup plus intellectualisée que l'émotion (cf. "L'émotion agit comme l'eau qui rompt une digue, la passion à la façon d'une rivière qui creuse toujours plus profondément son lit". (Kant.). Le sous entendu de projet, de but à atteindre est toujours présent.

  • Paul Ricoeur : Pour lui, l'émotion est une forme corporelle de l'involontaire, sorte de choc court. La passion au contraire, est un phénomène en son fond spirituel. La passion est toujours en son fond en relation avec nos croyances et nos concepts. Il n'y a donc pas annihilation de la pensée : Nous rejoignons ici Descartes et Spinoza.

Mais comment cela se passe-t-il ?

Là encore, les grecs avaient déjà compris ! Le pathos grecs, en effet, n'était pas simplement un chaotique dérangeant le cosmique, l'irrationnel s'opposant au rationnel, ou encore simplement la passivité s'opposant à l'activité. Le pathos ne peut pas se réduire à une passion de l'âme conçue comme un état psychologique. Avec la passion, c'est la signification de la passivité de l'homme qui cherche à être élucidée.

Un bon exemple : La tragédie.

Au départ, elle est la manifestation de l'emprise de la divinité sur l'homme. L'expérience du pathos est celle qu'il existe un ordre supérieur qui dépasse l'individu.

L'épreuve du pathos : Moment de reconnaissance de la signification de drame de l'action : C'est le moment de vérité.

La passion est l'existence d'un ordre supérieur à l'homme qui est dépassé mais peut le comprendre. Hegel en reparlera d'ailleurs : "La substance se manifeste dans l'individualité comme dans son pathos".

Cette notion de pathos renvoie à l'origine et aux questions des rapports de l'individualité ave la totalité qui le dépasse. C'est aussi un peu la soumission de l'individuel à l'universel dans l'action éthique. Cette conception éthique dépasse la conception tragique qui nie l'individualité "engloutie" dans la totalité justifiant "le destin tout puissant et juste".

  • Il y a là un caractère herméneutique de "Pathos" qui entraîne une réflexion sur les conditions de possibilité de l'action individuelle et lui ouvre donc les portes d'une concrétisation. Cela se rencontre donc dans le pathétique d'un spectacle, (tragédie différente du mélodrame) : Il ne renvoie pas le spectateur à sa douleur, mais au fait que son émotion à une signification qui transcende sa subjectivité et le rattache à une réalité qu'il reconnaît comme incontournable.

A travers la signification que revêt le pathos, la passion peut avoir un sens de vérité, en tant qu'elle renvoie à une attitude de contemplation qui arrache l'individu à à sa subjectivité.

Vérité et donc liberté !

 

CONCLUSION

La passion n'est donc plus un phénomène obscur. On peut comprendre la passion comme le reste de la vie humaine. Elle nous amène à la liberté, après nous avoir énergisé à la base, elle suscite en nous un désir indispensable de lire son sens. Elle est indispensable pour produire une décision ou une action. (Une rationalisation sans fin ne mènerait jamais à une résolution).